„J’aime confronter, ouvrir, faire danser les contraires” - interview avec le violoncelliste Gaspar Claus

Autor: 
Maciej Krawiec

La musique improvisée et spontanée, dans sa liberté, accepte un nombre infini de configurations artistiques et de dramaturgies d'actes musicaux. L'une de preuves d'un tel état de choses est fournie par le nouveau album live dans le catalogue de Fundacja Słuchaj [„La Fondation Écoute”] qui s'appelle „Strings Garden”. Sur chacun des trois disques qui en font partie, la contrebassiste française Joëlle Léandre est accompagnée d'un musicien avec qui elle entre dans un dialogue improvisé. Parmi ses trois compagnons il y a Gaspar Claus, violoncelliste de 35 ans pour qui la rencontre avec „la Grande Léandre” constituait un grand défi et finalement – une expérience fort inspirante. La première de „Strings Garden” est une belle occasion de lui parler non seulement de la soirée même, mais aussi de son regard sur l'improvisation ou la nature des instruments dont les musiciens font usage.

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D'où le choix du violoncelle? Êtes-vous capable de distinguer ce qui vous a poussé vers cet instrument?

J’avais 5 ans quand j’ai choisi le violoncelle. Mon père est guitariste, je « jouais » déjà un peu de guitare avant cela. Un jour j’ai vu un concert du quatuor des frères Clarets en concert. Je suis resté fasciné par cet instrument et en rentrant j’ai pris ma petite guitare à la verticale et j’ai tenté de frotter les cordes avec une cuillère en bois. Après, je me suis inscrit aux cours de violoncelle du conservatoire de musique de Perpignan.

Votre père Pedro Soler est guitariste flamenco. Est-ce que ce fait a beaucoup inspiré vos débuts musicaux?

Mon père est un musicien qui a collaboré avec beaucoup de musiciens venant d’autres champs musicaux que le sien. Je pense avoir hérité cela de lui, la curiosité, l’envie de confronter ma musique à d’autres musiques, pour l’enrichir. Cela dit, sa manière d’aborder l’instrument, de travailler, n’est pas la même que la mienne. Lui est extrêmement studieux. Il a un rapport de labeur à son instrument et toute mon enfance je l’ai entendu travailler ses games dans sa pièce à musique. J’ai passé plus de temps à jouer de la musique dans le sens de s’amuser avec la musique. J’ai fait mon parcours. C’est plus tard que nous nous sommes retrouvés, quand nous avions autant à apprendre l’un de l’autre, dans les deux sens.

Était-ce la musique classique qui vous accompagnait avant tout au cours de votre éducation ou déjà à cette époque-là vous vous intéressiez à d'autres styles?

Mes années de conservatoire – de mes 5 ans à mes 17 ans – sont restées très concentrées sur l’étude du repertoire classique. Il y a pourtant eu quelques excursions un peu aventurières dans les classes d’electro-acoustique du conservatoire, ou dans le cours de jazz. Mais c’était toujours de petites folies. Le gros du travail consistait à travailler mes games, mes suites de Bach, mes cahiers d’étude. Il y a eu ce cours du soir, dans les sous-sols du conservatoire, une fois par semaine, des cours d’improvisation totale, qui réunissait toutes disciplines et tous niveaux. C’est là que j’ai réalisé que l’improvisation libre était un art et qu’on pouvait l’apprendre, progresser. Ensuite il y a eu les découvertes fondatrices de musiciens qui s’étaient affranchis de l’académie – Tom Cora avant tout, puis Arthur Russel, Vincent Segal et tant d’autres aujourd’hui. Ayant maîtrisé mon instrument, il a fallu que je déconstruise pas mal de choses que l’on m’a apprises à l’école mais je n’aurais pas pu le faire si je ne les avais pas apprises au préalable! Je ne pense pas d'ailleurs que la frontière entre l’interprétation et l’improvisation soit si précise et fermée qu’on le croit souvent. La plupart des improvisateurs que je connais finissent par tellement maitriser leur jeu, leur panel de sons, de propositions qu’ils sont souvent des interprètes de jeux qu’ils ont déjà expérimenté avant. Je pense que le seul véritable moment d’improvisation, de manière absolue, est celui où un nouveau son, une nouvelle sensation jamais entendue, ressentie, émerge. Cela n’arrive qu’une seule fois, et de moins en moins souvent avec le temps. C’est le fait de jouer avec d’autres qui renouvelle l’écoute, et donc le jeu.

Qu'est-ce qui vous est plus important dans votre travail de musicien: rencontre avec soi-même ou rencontre avec l’autre?

Ce fut pendant longtemps la rencontre avec l’autre. Le défi que cela représentait à chaque fois, l’observation de ce que ça change chez moi, chez l’autre, cette danse folle que représente le dosage entre l’écoute, la provocation et le jouer ensemble. J’ai envie aujourd’hui de prendre un temps pour aller à la rencontre de moi même, de reprendre l’étude de mon instrument pour ce qu’il est, de développer mes techniques et mon jeu pour soi.

Je suis certain que vos concerts solo y aident considérablement. Comment décririez-vous l'état d'esprit qui est en vous lors des improvisations individuelles?

J’ai d’abord voulu éviter de jouer trop souvent le solo. Le principe était de partir sans filet et d’anticiper le moins possible ce que j’allais jouer. Ma grande peur – et ça arrive encore – était de retomber sur les sillons creusés lors de la dernière improvisation solo et de ne plus arriver à en sortir, et d’avoir perdu la saveur particulière des premières fois. D’autant que si on parle d’état d’esprit je crois que mon jeu relève d’une transe intime, d’un rapport presque chamanique – sans prétention, c’est un constat que j’ai fait avec le temps – au son. Il fallait que ce rapport reste très absolu pour que cela fonctionne. Aujourd’hui les choses ont un peu changé. Mon solo s’est quelque peu structuré. Il possède un parcours que j’aime bien revisiter à chaque fois, dont je ne suis pas tout à fait satisfait et que je cherche à perfectionner. Je me vois progresser dans cette proposition et j’aime provoquer le plus souvent possible la situation de solo. J’ai l’impression que je pourrais retrouver cet état de transe intime de l’autre côté, dans la maîtrise, plutôt que le lâcher prise...

Vous aimez non seulement la musique acoustique, mais aussi celle électronique. Pourriez-vous comparer ce que vous donnent ces deux mondes musicaux?

Je ne crois pas à une différence forte entre les deux. Je pense qu’il y a des instruments acoustiques, des instruments électriques et des instruments électroniques et que tous jouent de la musique. Certaines approches m’intéressent et d’autres moins. Il y a pour moi autant de différence entre un saxophone et un piano qu’entre un synthétiseur et une guitare électrique ou bien une voix. Cette séparation des outils m’attriste un peu. Il y a des compositeurs comme Fausto Romitelli à son époque ou Bryce Dessner qui ont largement dépassé ce clivage.

Vous le faites aussi en poursuivant une carriere riche et hétérogène. Qu'est-ce qui vous guide, suggère des idées?

Je prends ce qui vient et suis émerveillé de la qualité des projets auxquels on me propose de participer. Il y a du bon dans tous les styles, dans toutes les approches, si on sait le trouver. L'éclectisme n’est pas un objectif pour moi, je pense qu’il est dans ma nature. Je n’aime pas trop les entre-sois, les milieux fermés. J’aime confronter, ouvrir, faire danser les contraires.

Parmi vos expériences différentes il y a le concert dont l'enregistrement fait partie du disque „Strings Garden” où vous accompagnez la contrebassiste Joëlle Léandre. Quels sont vos souvenirs de cet événement-là?

Ah, la Grande Léandre! J’étais très impressionné. Je me sens tout petit tout jeune à côté d’elle. Je l’ai vu tant de fois en concerts j’ai admiré sa puissance, son aisance, son expérience. Je ne pensais pas la rencontrer un jour, je suis encore surpris aujourd’hui que cela soit arrivé. Ce sont me petites excursions dans la cours des grands, et j’en mène pas large quand le jour du concert arrive. Et puis finalement ça se passe bien. Ce fut une vraie rencontre, dans les deux sens, la curiosité était la même chez elle que chez moi, elle était toute bienveillance et je me suis senti solide à ses côtés. À partir de là on a pu jouer avec du plaisir, de la liberté, un brin de folie, de la musicalité surtout, sans avoir peur de tomber. Je suis si heureux que ce concert ait été enregistré et qu’il sorte en disque aujourd’hui, aux côtés de deux autres duos enregistrés avec des musiciens [Théo Ceccaldi et Bernard Santacruz – red.] pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration aussi!